Scythes

Les Scythes, aux sources mythiques de la Russie

«Les Scythes c'est nous, c'est nous les Asiatiques.» (Alexandre Blok)


Au milieu du Ier millénaire avant notre ère, les Scythes d’Ukraine et du Cau­case ne sont que la partie la plus occidentale d’un grand ensemble «scythique», iranophone et nomade, qui occupe les steppes entre Don et Oural, et de vastes territoires en Sibérie et en Asie centrale.















































Les kourganes sont des tumulus funéraires qui parsemaient en très grand nombre les plaines du sud de la Russie et de l'Ukraine ainsi que les régions lointaines de l'Altaï. Ces tombeaux de dimensions inégales abritaient les restes de rois, de personnages puissants ou humbles. Ils nous permettent de connaître les croyances, les mœurs des Scythes autrement que par les seules sources littéraires de l'Antiquité. Beaucoup ont disparu du fait de l'usure du temps et de l'action des hommes (pillage à toutes les époques, grands travaux).
Ce n'est qu'à partir du règne de Pierre le Grand et à son initiative, qu'on s'est intéressé aux kourganes comme témoins d'un passé lointain, qu'on a cherché à réprimer, pas toujours avec succès, les pillages. Le tsar crée une Kunstkamera (un cabinet de curiosités), l'Académie des sciences russe (1725). On date de la même époque la naissance de l'archéologie en Russie. De nombreuses expéditions sont lancées au-delà de l'Oural auxquelles participent des étrangers, particulièrement des Allemands. 
L'impératrice Catherine II conquiert le sud de la Russie sur les Turcs et permet à son pays d'accéder aux rivages de la Mer Noire. Elle s'intéresse, comme tous les Européens de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, à l'Antiquité et crée un Cabinet des antiques où elle rassemble les œuvres que lui procurent ses rabatteurs. Cet élan donné à la recherche trouve son accomplissement dans les découvertes faites dans la presqu'île de Kertch, en particulier celle de la sépulture d'un couple de Scythes hellénisés à Koul-Oba, qui donnait à voir pour la première fois, grâce aux objets représentant des humains, l'image de ces barbares tant redoutés (1830).
Les fouilles dans le sud de la Russie, c'est à dire dans le vaste espace dont avait parlé Hérodote, sur la foi de ses informateurs, sans en avoir une connaissance directe, ne commencent vraiment que dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elles bénéficient des progrès accomplis dans les méthodes, du travail des conservateurs du Nouvel Ermitage achevé en 1851, de la création d'une commission impériale en charge des recherches sur le passé de l'histoire nationale. Les autorités exercent un contrôle strict sur les fouilles et les trouvailles importantes doivent être remises aux musées. Les fouilles qui se succèdent accroissent les connaissances et donnent lieu à des comptes rendus de caractère scientifique.
Leurs résultats permettent des comparaisons enrichissantes avec celles du passé: par exemple la parenté des personnages représentés sur la frise d'un vase en argent trouvé dans un kourgane géant situé près d'un affluent du Dniepr, avec les Scythes du kourgane de Koul-Oba était évidente. On organise des congrès archéologiques.
On doit les progrès décisifs à un savant venu tard à l'archéologie, Nicolas Ivanissovitch Vesselovski (1848-1918), pour qui l'archéologie est une science à part entière et pas seulement une auxiliaire de l'histoire, une simple «servante». Il fouille, à partir de 1912, des dizaines de kourganes et il découvre, en Ukraine, un kourgane géant, surnommé Solokha par les gens du pays, la tombe intacte d'un roi scythe nomade et met au jour le plus fabuleux trésor jamais imaginé.
L'attention que l'on porte à ces régions ne détourne pas certains savants de continuer de s'intéresser, pendant tout le XIXe siècle, à la Sibérie et en particulier à la région de Minoussinsk. Un contemporain de Vesselovski, Vassili Vassilievitch Radlov (1837-1918) mérite le titre de «père de l'archéologie sibérienne».
De l'ensemble des travaux menés en Russie et en Sibérie, se dégage la conviction de l'existence d'une identité culturelle des peuples de la steppe. Sous le régime soviétique, en 1919, Lénine remplace la Commission archéologique impériale par l'Académie russe d'histoire de la culture matérielle qui deviendra, en 1937, l'Institut d'archéologie de l'Académie des sciences de l'URSS.
On continue de fouiller dans le sud de la Russie et en Sibérie. En 1924, on découvre dans l'Altaï oriental, à Pazyryk, un ensemble de tombes gelées. Les objets de valeur avaient disparu mais, grâce aux conditions exceptionnelles de conservation, on y trouva des objets périssables en bois, en cuir, des étoffes, les harnachements des chevaux sacrifiés pour accompagner le défunt dans sa vie d'outre-tombe. Ces harnachements confirmaient les représentations qu'en donnaient les objets trouvés dans des sites explorés en Russie méridionale ou figurant dans la collection sibérienne. 
Après la guerre de 1939-45, les fouilles entreprises sur un très vaste espace, de l'Ukraine jusqu'aux extrémités du monde sibérien proche de la Mongolie et de la Chine, ont renouvelé les connaissances sur les peuples de la steppe. La diffusion auprès du grand public en a été assurée grâce aux expositions itinérantes présentées dans le monde entier.





























Золото скифов (2009)

Скиф (2018)


Auteur du célèbre «Manuscrit trouvé à Saragosse», Polonais de culture française, Jan-Potocki (1761-1815) fut aussi un voyageur et un savant, dont de nombreuses lettres sont encore inédites dans les archives russes. Dans les années 1790, il publia plusieurs ouvrages en français témoignant de ses recherches et de ses voyages dans l’Empire russe et en Europe centrale: «Recherches sur la Sarmatie» (1789-1790), «Fragments historiques et géographiques sur la Scythie» (1796), sur le Pont-Euxin, le Taurus, le Caucase et la Scythie (1796) et l’«Histoire primitive des peuples de la Russie» (1802). À la fin du XVIIIe siècle, la Russie domine militairement la Turquie, et le partage de la Pologne entre les puissances, dont la Russie, s’achève. D’abord patriote polonais, Potocki s’oriente vers le parti russe et se veut «sujet de l’Empire russe». Il s’agit pour lui de retrouver ses ancêtres: les Sarmates (Polonais) étant une variété de Scythes (Russes). La Scythie fut le berceau des civilisations, avant l’Égypte et la Grèce qui s’en inspirèrent. Projet politique: les peuplades les plus arriérées de l’Empire seront modernisées en gardant leurs traditions. Car Potocki, qui pratique le sarmatisme vestimentaire, songe aussi à une carrière d’historiographe de l’Empire russe. Catherine, qui réfléchit elle-même à quelques-uns de ces sujets – langue des origines, etc. –, apprécie ses livres; ce ne sera pas le cas de son fils Paul. En revanche, il n’est pas indifférent à Alexandre Ier. Le mythe scythe n’était pas seulement russe: la France des Lumières y avait activement participé. Dans ses histoires de Pierre le Grand et de la Russie, Voltaire faisait des Russes de nouveaux Scythes et de Catherine une guerrière amazone. L’image de la Russie est double: soit une nouvelle Grèce reproduisant Byzance et Moscou, la troisième Rome, soit la Scythie barbare, guerrière et impérialiste. Le «Scythe philosophe» est le mariage des deux images: il est à l’origine de toutes les sciences et Catherine II écrit sur les femmes guerrières. Les récits de voyages, dont celui de Pallas, servent cette vision. Mais des Français eux-mêmes en rajoutent. Jean-Sylvain Bailly, dans son «Histoire de l’astronomie ancienne» et dans ses «Lettres sur l’Atlantide de Platon», situe l’Atlantide en Sibérie (ossements de mammouths) et affirme que les sciences sont nées dans le Caucase. Dans son «Voyage en Syrie et en Égypte», Volney dénonce le despotisme turc, fait l’éloge de Catherine – exercices éclairés à cette époque -, mais, bien plus, il voit dans l’impérialisme russe la promesse d’un «Orient ressuscité» («Considérations sur la guerre actuelle des Turcs», 1788). Ces ouvrages de combat pro-russes ne contredisent pas la pensée de Potocki, qui obtient un poste au Collège des Affaires étrangères de Saint-Pétersbourg. Il se veut l’idéologue de la politique asiatique russe. Pour développer le commerce russe avec la Chine, il faut orienter sa politique vers l’Asie… et lui faire oublier l’Europe. En 1797, paraît le faux testament de Pierre le Grand fabriqué par les Polonais et utilisé ensuite par Talleyrand, soucieux de chasser les Anglais de l’Inde avec l’aide des Russes: ceux qui faisaient parler le tsar y définissaient une politique asiatique qui n’eut guère de succès.

Européenne, la Russie? C’était compter sans les théoriciens français et allemands de l’aryanisme un siècle plus tard. Selon eux, la prestigieuse «filiation aryenne» ne valait pas pour la Russie, rejetée par leurs soins dans une entité turco-mongole et fino-ougrienne, autant dire «barbare». En réponse, la Russie se construisit sa propre identité aryenne, mélangeant la Scythie, «berceau originel des Slaves» au référent indien, et légitimant au passage une «reconquista aryenne» de la Sibérie et du Turkestan. L’aryanisme asiatique russe a ainsi servi une politique impérialiste d’expansion «naturelle» vers l’Asie qui allait aboutir à la guerre russo-japonaise.
Ainsi, pour des figures comme le publiciste E. M. Arndt ou Karl Penka, théoricien de l’origine nordique des Aryens, les Russes sont avant tout les descendants des Scythes, assimilés à des Mongols. Ces auteurs tentent donc de rejeter les Slaves hors d’Europe en ne les faisant arriver sur leur territoire actuel qu’au IVe siècle, c’est-à-dire bien après les grandes invasions barbares et la chute de l’Empire romain d’Occident. Les Slaves seraient alors le dernier peuple à s’installer en Europe et auraient à ce titre conservé de leur patrie asiatique de nombreux traits culturels et physiques considérés comme inférieurs.

«Selon les hasards ou les prédestinations, les uns, comme Merežkovskij, virent dans la prise de pouvoir des Bolcheviks l'arrivée de l'Antéchrist, les autres, comme Blok et Belyj, l'avènement d'une sorte de christianisme plébéien. Le vieux débat de la Russie et de l'Occident fut brusquement ranimé par la violence du conflit entre la Russie bolchevique et le monde occidental. C'est alors que «l'obsession mongole» subit la plus étrange des métamorphoses. Elle reparut, retournée comme un gant, dirigée contre l’Occident et teintée de nationalisme bien plus violent que celui des Slavophiles. Son nouveau nom fut le «Scythisme». Il s'agit d'écrivains qui ne sont pas communistes, mais qui célèbrent le bain de jouvence où est plongée la Russie. Ils célèbrent le sursaut d'énergie sauvage de la nation, et, pour la prémunir d'un retour des miasmes de l’Occident, ils cherchent à lui donner un passé qui soit aussi peu occidental que possible. Les Scythes sont pour eux les ancêtres barbares et guerriers de la Russie. Ce sont des barbares d'Occident qui ont longuement côtoyé les barbares de l'Orient: «peuplade d'origine mystérieuse et légendaire, projetée d'ouest en est, tel un torrent impétueux et victorieux, vers des immensités où vivaient des hordes barbares aux visages jaunes, aux yeux bridés, et qui buvaient le vin dans des crânes humains ».
En somme les Russes sont les barbares de l'ouest, des barbares qu'une longue lutte avec leurs voisins orientaux, Huns, Polovtsiens ou Tatares, a rendus plus proches de l'Asie que de l'Europe. Le manifeste des Scythes, par lequel s'ouvre leur revue, qui eut deux numéros, proclame que la révolution russe sonne le réveil de l'antique Russie scythe, et annonce la défaite du Bourgeois universel et médiocre, et de l'esprit de compromis et de byzantinisme. Le rédacteur de la revue est un vieil intellectuel radical, dont les sympathies vont aux socialistes-révolutionnaires, Ivanov-Razumnik; parmi eux on trouve Andrej Belyj, le philosophe Šestov, et les poètes paysans Esenin et Kluev. Leur Russie est celle de la campagne russe, sauvage et païenne. Le Sacre du printemps d'Igor Stravinsky, vieux de quatre ans à peine, aurait pu être leur hymne, tant ces «Tableaux de la Russie païenne» ont de violence barbare. Le poète Brjusov, dont toute l'oeuvre est un hymne à la force, à la dureté, aux vieux empires cruels et aux jeunes hommes ivres de combat, dans son recueil de vers paru en 1901, Tertia Vigilia, déjà saluait les Scythes comme ses lointains ancêtres.
Dans un long poème, Les reclus (Zamknutye), il affirmait que l'Europe était morte, que le monde ne se sauverait que par un retour à la sauvagerie, et que «les peuples allaient rire comme des enfants, et se déchirer comme des fauves, sans cacher leur haine».
Если б некогда гостем Я прибыл
К вам, мои отдаленные предки,
Вы собратом гордиться могли бы,
Полюбили бы взор мой меткий.
Si jamais, j'étais votre hôte,
Ô mes ancêtres éloignés,
Vous seriez fiers de ce nouveau frère,
Vous aimeriez mon regard précis.
Pour Brjusov, l'année 1905 avait été le déferlement de violence prédit et souhaité. Dans un poème de cette même année, il saluait le retour des Barbares, l’avènement des Huns. Le poète entend le grondement annonciateur des hordes asiatiques qui viendront ranimer le «corps sénile de l'Europe», planter leurs huttes à côté des palais, brûler les livres, et jouer sur les ruines. Aux conquérants futurs, il lance cette étonnante parole d'accueil:
Но вас, кто меня уничтожит,
Встречаю приветственным гимном!
A vous qui me détruirez,
J'adresse un hymne de bienvenue!
Ainsi il n'était que tout naturel que Brjusov adhérât au mouvement des Scythes. On trouve dans leur premier numéro un poème où il célèbre une fois de plus les Barbares qui rajeuniront l'Europe. Dans ce poème, intitulé Les anciens Scythes, Brjusov ne s'adresse plus à ses aïeux scythes, il s'identifie à eux et parle en leur nom:
Мы те об ком шептали в старину,
С невольной дрожью, эллинские мифы.
C'est nous dont le nom jadis était chuchoté,
Dans un frisson de peur, par les mythes antiques.
La manifestation la plus éclatante de l'esprit «scythe» ne vint pas des collaborateurs directs de la revue, mais d'un poète qui se tenait à l'écart, Blok. Ce fut le célèbre poème écrit le 30 janvier 1918, intitulé Les Scythes. Non seulement Blok ne dénonce plus le péril asiatique, mais il le salue avec une sorte de jubilation secrète, que l'on trouve dès les premiers vers qu'il cite en exergue et qui sont empruntés à Solov'ev.
Le poète affirme la nature asiatique des Russes:
Да, Скифы мы, да азиаты мы,
С раскосыми и жадными очами!
Oui! nous sommes scythes! oui nous sommes asiatiques!
Et nos yeux avides sont bridés.
Porte-parole des Russes, las de servir de bouclier entre les Mongols et les Occidentaux, le poète se tourne vers le Vieux Monde et l'avertit que s'il n'accepte pas la main tendue des Russes, ceux-ci lâcheront les Mongols sur l'Europe:
Мы поглядим, как смертный бой кипит
Своими узкими глазами.
Nous contemplerons le combat mortel
De nos petits yeux étroits.
Ainsi toute la rage concentrée d'un pays cerné, aux abois, trouvait son expression dans ce vieux mythe du scythisme! C'était en quelque sorte l'aboutissement de toutes les déclarations de haine lancées par les Russes au «cimetière de l'Europe», depuis Herzen jusqu'à Dostoïevski. Hautains et bien martelés, les quatrains du poème de Blok correspondent au dessin que porte la revue Les Scythes sur sa couverture: pensif, l’arc et la flèche à la main, un barbare contemple l'incendie de quelque Colisée occidental... (Skify fut publié dans le journal des S.R. de gauche, Naš Puť, et parut en plaquette séparée dans une édition du parti S.R.)
Le «scythisme» fut prolongé par un mouvement de pensée, né en 1921, en Bulgarie, dans l'émigration russe. Le manifeste de ce «mouvement eurasien» s'intitule Exode vers l'Orient. Ses auteurs sont des linguistes, des ethnologues, des historiens; leur but est de démontrer scientifiquement l'unité de l'Asie et de la Russie. Pour eux le bolchevisme est une manifestation de l'énergie nationale russe, mais ils voudraient l'englober dans un état «eurasien», ressuscitant l'ancien empire de Gengis Khan. La culture eurasienne, c'est à leurs yeux un syncrétisme de tous les héritages reçus des grands nomades de la steppe eurasienne. Avec Spengler, ils affirment un déplacement vers l'est des cultures, vers cette Russie eurasienne qu'ils démontrent sur tous les plans, politique, linguistique, sociologique. Pour les «Eurasiens», le panmongolisme n'est plus un épouvantail, c'est une part vivante de la réalité russe: la Russie d'avant 1917 avait peur de l'Asie, celle d'après 1917 essaye de faire peur avec l'Asie...»

Extrait de: Georges Nivat, Du «Panmongolisme» au «Mouvement eurasien» [Histoire d'un thème littéraire], Cahiers du monde russe et soviétique, 1966, volume 7, numéro 7-3, pp. 460-478.

Alexandre Blok
 LES SCYTHES
(Скифы)
1918
 Traduction anonyme parue dans la Revue de Genève, n° 15, 1921.
  
           Vous êtes des millions. Et nous sommes innombrables comme les nues ténébreuses.
Essayez seulement de lutter avec nous !
Oui, nous sommes des Scythes, des Asiatiques
Aux yeux de biais et insatiables !

À vous, les siècles. À nous, l’heure unique.
Valets dociles,
Nous avons tenu le bouclier entre les deux races ennemies
Des Mongols et de l’Europe.

Durant des siècles, votre antique haut-fourneau forgeait,
Étouffant les tonnerres de l’avalanche.
C’était un conte bizarre pour vous que l’effondrement
De Lisbonne et de Messine !

Durant des siècles vous avez regardé à l’Orient,
Thésaurisant et refondant nos perles.
Et, nous raillant, vous n’attendiez que l’heure
De diriger sur nous les gueules de vos canons.

L’heure est venue. Le malheur bat de l’aile,
Et chaque jour augmente l’offense.
Et le temps viendra où il ne restera pas même de trace
De vos Pœstums, peut-être !

Ô vieux monde ! Avant que tu ne meures,
Pendant que tu languis encore, attaché à ta souffrance,
Arrête-toi, sage comme Œdipe,
Devant le Sphinx et son énigme ancienne !

La Russie est un Sphinx. Heureuse et attristée à la fois,
Et couverte de son sang noir,
Elle regarde, regarde à toi
Avec haine et avec amour !

Oui, aimer comme peut aimer notre sang,
Personne de vous, depuis longtemps, n’en est capable.
Vous avez oublié que dans l’univers il y a l’amour
Qui peut brûler et détruire !

Nous aimons tout — et l’ardeur des froides mathématiques,
Et l’inspiration des visions divines.
Nous comprenons tout — et la subtile raison gauloise,
Et le sombre génie germain.

Nous gardons le souvenir de tout — de l’enfer des rues parisiennes
Et des fraîcheurs de Venise,
De l’arôme lointain des bois de citronniers
Et des masses fumeuses dans Cologne…

Nous aimons la chair, et son goût, et sa couleur,
Et de la chair, l’odeur suffocante et mortelle…
C’est malgré nous s’il craque, votre squelette,
Dans nos pattes si lourdes et si tendres !

Nous sommes habitués à tenir sur le mors
Les étalons trop vifs,
Pour d’un coup briser leur puissante croupe,
Et nous matons les femmes qui désobéissent…

Venez à nous ! Sortez des horreurs de la guerre
Pour tomber dans nos bras !
Tant qu’il est temps encore — remettez la vieille épée au fourreau,
Camarades ! Nous serons frères !

Mais si vous refusez, — nous n’avons rien à perdre.
Et nous aussi nous pouvons être perfides.
Durant des siècles vous serez maudits
Par vos enfants et les enfants de vos enfants, tous malades !

Partout, nous nous retirerons
Dans l’épaisseur de nos forêts.
À la séduisante Europe
Nous montrerons notre gueule asiatique.

Arrivez, tant que vous êtes, sur l’Oural !
Nous viderons la place pour la bataille
Entre les machines d’acier qu’anime le calcul intégral,
Et la horde sauvage des Mongols !

Mais nous, dès maintenant, nous ne sommes plus votre bouclier,
Dès aujourd’hui, nous abandonnons la lutte ;
Nous regarderons de nos yeux étroits
Grouiller le combat à mort.

Nous ne bougerons pas, quand le Hun bestial
Fouillera dans les poches des cadavres,
Incendiera vos villes, logera ses chevaux dans vos églises,
Et fera rôtir la chair des frères blancs…

Une dernière fois ! — prends garde, vieux monde !
Au festin fraternel du travail et de la paix,
Au clair festin fraternel, — une dernière fois,
Te convie ma lyre barbare !







Une source d'inspiration






















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